Discours au Ministère dans le cadre de la fête de la science
Madame le Ministre,
Dans votre votre message en l'honneur de Laurent Lafforgue, qui
a été lu le 22 août dernier à l'Ambassade de France par Monsieur
Paul-Jean Ortiz, vous proposiez de profiter de la Fête de la
Science pour organiser la présente cérémonie, et vous
souhaitiez que la SMF et la SMAI apportent leur soutien actif
pour faire de cet événement une fête en l'honneur de l'ensemble
des mathématiciens. C'est un grand plaisir pour nos deux associations
de répondre à votre attente, et je profite de l'occasion pour
vous remercier d'avoir souligné le dynamisme de nos deux
sociétés, qui en effet oeuvrent avec constance pour le
développement et le rayonnement des mathématiques''.
Les mathématiques françaises ont été à l'honneur lors du
dernier congrès international des mathématiciens qui s'est tenu
en Chine en août: bien entendu la médaille Fields qui a été
remise à Laurent Lafforgue a été le point culminant de cette
reconnaissance,
Né à Antony en 1966, Laurent Lafforgue entre à l'Ecole Normale
Supérieure de la rue d'Ulm en 1986.
En 1990 il est recruté par le CNRS comme attaché de recherche dans
l'équipe d'arithmétique et géométrie algébrique du laboratoire de
mathématiques de l'Université Paris Sud à Orsay. En 1994 il soutient
sa thèse sous la direction de Gérard Laumon. Le titre de sa thèse est
Chtoucas de Drinfeld. Il est actuellement Professeur à l'Institut des
Hautes Etudes Scientifiques de Bures sur Yvette.
Il a obtenu la médaille de bronze du CNRS en 1998, le prix Clay en
2000, le prix Jacques Herbrand de l'Académie des Sciences en 2001, et
donc la médaille Fields cet été. Elle lui a été décernée pour sa
solution de la conjecture de Langlands sur les corps de fonctions.
Ce n'est probablement pas le lieu ici de préciser le contexte
mathématique dans lequel cet énoncé se situe, à la frontière entre
plusieurs domaines dans lesquels la recherche est spécialement
active. Je peux juste dire qu'il s'agit d'un des principaux problèmes
ouverts sur lequel un grand nombre d'excellents mathématiciens ont
travaillé depuis une trentaine d'années. S'y attaquer représentait un
formidable défi et pour parvenir à son but il a dû franchir des
obstacles que tous les spécialistes considéraient comme
insurmontables. Il a pu le faire grâce à une persévérance, un
acharnement qui suscitent l'admiration. Ce sont plusieurs années
qu'il a consacrées à ces travaux avant d'arriver à conclure.
Laurent Lafforgue est le septième mathématicien français à recevoir
la médaille Fields, après Laurent Schwartz (dont nous déplorons la
disparition récente) qui l'avait reçue en 1950, Jean-Pierre Serre en
1954, René Thom en 1958, Alain Connes en 1982, Jean-Christophe Yoccoz
et Pierre-Louis Lions en 1994.
Les travaux de Laurent Lafforgue ont été présentés au congrès
international par Gérard Laumon. Il est intéressant de noter que
c'est un autre mathématicien français, Christophe Soulé,, qui a
présenté les travaux de l'autre lauréat 2002 de la médaille
Fields, à savoir Voevodsky,
A Pékin cet été, sur un total de 167 conférenciers invités on en compte
29 ayant une formation française. Ces critères servent souvent
à établir une hiérarchie entre les différents pays ayant une
école mathématique florissante, et la place de la France est
alors parmi les toutes premières nations.
Il est intéressant de voir que ce constat reste le même quand on
change le critère, si on garde la notion de prix international
comme référence, on peut regarder quels autres prix prestigieux
qui sont décernés à des mathématiciens:
ainsi le prix Crafoord en Suède a été attribué à Alain Connes en 2001,
le Prix Kyoto de la fondation Inamori au Japon à Michael Gromov en 2002.
Un exemple spécialement intéressant est celui des prix de la
Société Mathématique Européenne qui sont réservés à de
jeunes chercheurs de moins de 32 ans:
à Barcelone en juillet 2000 quatre lauréats sur six étaient français.
Bien entendu ces récompenses ne servent que de baromètre. Les
mathématiciens ne travaillent pas dans le but de recevoir un de
ces prestigieux prix, mais leur attribution reflète une réalité
qui nous fait plaisir: la France est en mathématique une des
nations à la pointe du progrès, elle attire les meilleurs
spécialistes, elle réussit à former de brillants individus qui
parviennent à percer des secrets incroyablement
complexes, elle fournit les moyens à de jeunes chercheurs de
s'épanouir et d'exprimer pleinement leur potentialité.
On peut s'interroger sur cette spécificité française.
La tradition, l'existence de l'École Normale Supérieure de la
rue d'Ulm, du CNRS, de l'IHÉS, du Collège de France jouent
certainement un rôle dans cette prééminence mondiale de
notre école mathématique. Le meilleur témoignage à ce sujet me
semble être celui qu'a spontanément donné Laurent Lafforgue
lors de la réception à l'Ambassade de France à Beijing en août
dernier. Comme il s'exprimera tout à l'heure je n'insisterai
pas sur ce point.
Les mathématiciens français sont conscients qu'ils ne peuvent pas se
contenter de déclarations d'autosatisfaction comme celle que je suis
en train de faire.
Nous avons deux objectifs prioritaires: maintenir l'excellence et
favoriser l'ouverture.
Maintenir l'excellence: nos deux sociétés sont en effet
très souvent interpellées par des adhérents qui manifestent une
réelle inquiétude devant l'avenir.
Si nous sommes parmi les meilleurs, allons-nous le
rester? Bien entendu c'est le souhait des mathématiciens, qui
font tout ce qu'ils peuvent pour maintenir ce rôle
dirigeant de notre école.
C'est
indispensable pour que la France reste une nation à la
pointe du progrès non seulement en recherche fondamentale,
mais aussi dans les domaines où les sciences de base ont des
applications technologiques.
Mais il ne suffit pas de démontrer
des théorèmes difficiles, de faire avancer la science; il faut
encore assurer la relève. Or plusieurs indices laissent craindre
qu'une désaffection des jeunes pour les études scientifiques
risque de compromettre notre position dominante.
La recherche scientifique joue un rôle déterminant dans la vie
culturelle, sociale et économique d'un pays. Elle conditionne la
qualité de l'enseignement supérieur comme le niveau scientifique et
intellectuel de la population. Les demandes directement exprimées par
la société civile en matière de recherche sont toujours plus
nombreuses, diversifiées et complexes. Y répondre suppose un effort
de recherche accru, en particulier dans la recherche publique sur
laquelle repose, notamment, le développement et la transmission des
connaissances.
Promouvoir la recherche mathématique française est notre but, et nos
moyens sont les "grands instruments des mathématiciens" que sont par
exemple le CIRM, le CIMPA, le Réseau National des Bibliothèques de
Mathématiques, la cellule MathsDoc ou encore l'IHES et l'IHP.
Le ministère en charge de la recherche et le CNRS dont il assure la
tutelle contribuent fortement, tant par le soutien financier aux
laboratoires, que par l'attribution des allocations de recherche, à
faire fonctionner ces instruments qui jouent un rôle essentiel dans
la qualité de notre école mathématique. Je tiens à vous assurer,
Madame le Ministre, de l'impact de vos interventions, par exemple à
l'occasion de la cérémonie en l'honneur de Jacques-Louis Lions en
juillet dernier, lorsque vous affirmez l'importance des
mathématiques. Votre soutien fort et régulier nous est précieux.
Nous saurons nous montrer digne de votre confiance et nous mettrons
tout en oeuvre pour répondre à votre attente
Nous ferons un effort tout particulier pour favoriser l'ouverture des
mathématiques.
On rencontre en effet encore trop fréquemment des gens qui ne savent
pas que les mathématiques font l'objet de recherches actuelles. Les
mathématiciens ne sont peut-être pas les meilleurs dans le domaine de
la communication.
Il nous faut donc redoubler d'efforts pour mieux faire connaître ce
que nous faisons. Mais une grande partie de notre activité est
difficilement communicable. On peut expliquer notre enthousiasme à
chercher, et surtout à trouver, mais si on veut préciser un peu ce
sont il s'agit il est le plus souvent impossible de le faire en des
termes de tous les jours.
Un exemple typique est tout simplement celui de Laurent Lafforgue: je
ne parlerai même pas de sa démonstration, mais simplement de l'énoncé
de son théorème: pour pouvoir l'exposer il faut utiliser un langage,
celui des représentations automorphes, qui demande des connaissances
mathématiques très élaborées. Tout au plus pouvons-nous dire qu'un
des théorèmes à l'origine de cette théorie est la loi de réciprocité
quadratique démontrée par Gauss il y a deux siècles.
Vous avez pu lire dans un grand quotidien ce qu'est cette loi de réciprocité
quadratique: pour tout nombre premier p et tout nombre premier q, p est
un carré modulo q et q est un carré modulo p ). Vraiment, la
communication en mathématiques n'est pas facile.
Quand on explique à un non mathématicien l'objet de nos recherches,
invariablement au bout d'un certain temps on le sent qui décroche et
qui attend poliment la fin du discours pour poser la question qui lui
brûle les lèvres: "à quoi ça sert?"
C'est un peu pour répondre à cette question que la SMF et la SMAI ont
préparé et édité la brochure que vous pouvez découvrir aujourd'hui:
elle est intitulée "Explosion des
mathématiques".
Elle n'a certainement pas pour ambition de présenter un panorama des
domaines actifs en recherche, ou des tendance principales des travaux
récents. Nous avons seulement essayé de présenter, sur quelques
exemples concrets, comment des recherches théoriques pouvaient
déboucher sur des applications extrêmement diverses. Le plus souvent
ces recherches théoriques n'étaient absolument pas motivées par
d'éventuelles applications, il est important de le souligner. C'est
ce qui a été appelé la déraisonnable efficacité des mathématiques.
Quantité de domaines de la technologie bénéficient de recherches
théoriques qui n'avaient pas du tout cette finalité à
l'origine. C'est une magnifique illustration de l'unité de la
science: inutile d'essayer développer un domaine tout
seul sans assurer un environnement convenable. On n'imagine pas
un pays à la pointe du progrès en physique qui n'aurait pas en
même temps une école mathématique performante (par exemple). Il
est vital de prendre conscience de l'enjeu sans tarder, et
de créer les conditions pour que les jeunes lycéens
d'aujourd'hui aient envie de s'orienter vers des carrières
scientifiques dont la France aura besoin demain. C'est pourquoi nous
voulons diffuser cette brochure très largement, et si nous pouvons
le faire, c'est grâce à une subvention de votre Ministère que j'ai le
plaisir de remercier: sans cette aide substantielle le projet
n'aurait pas pu être réalisé.
Le succès que remporte déjà cette brochure montre qu'elle répond à
une attente. Ecrite en français, elle contribue aussi à promouvoir la
culture scientifique dans notre langue, et je tiens à souligner que
de nombreux mathématiciens français sont spécialement motivés par
cette question.
J'ai voulu terminer sur ce thème car je sais combien il est important
pour Laurent Lafforgue, et je conclurai en lui renouvelant mes
félicitations, au nom de la Société Mathématique de France et de la
Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles.